La communauté juridique
nationale et tous ceux qui sont intéressés à la justice dans notre pays ont
appris par voie de presse que le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ)
a pris la décision de mettre en disponibilité, dans un vide de procédure, trois
juges de siège du Tribunal de première instance de la Croix-des-Bouquets. Parmi
eux, il y a le Doyen dudit Tribunal, Me Lyonel Ralph Dimanche, un magistrat de
carrière, un serviteur de l’État, à qui notre justice de procédure donne non
seulement le pouvoir de décider comme tout magistrat en fonction de la loi, de
l’équité et de son intime conviction mais aussi au nom de la République, donc
au nom de l’État.
Cette décision prise en
fonction des dispositions de l’article 34 de la loi du 13 novembre 2007 créant
le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire est intervenue après la libération
d’un citoyen accusé de trafic illicite de stupéfiants, suite à une action en
habeas corpus introduite par ses défenseurs. Me Bakens Louissaint, un jeune
avocat très respecté, a écrit à ce sujet un article intéressant dans lequel il
a présenté sa connaissance des faits et le droit supposé applicable en pareil
cas.
Son texte riche en
enseignements que je partage en partie me porte à m’interroger sur la
pertinence du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire en tant que organe
décisionnel et sur le rôle de la justice comme institution républicaine. Cette
affaire mettant en cause l’appareil judiciaire dans la juridiction de la
Croix-des-Bouquets, me donne encore l’opportunité de revenir sur un problème
déjà évoqué dans mes textes antérieurs, savoir l’incompréhension des acteurs
judiciaires du fonctionnement de la justice haïtienne en tant que pouvoir
légitime de la démocratie. Recontextualiser ce débat n’est pas inutile. Car, c’est
en sanctionnant l’existant que la science progresse et la communauté
scientifique se construit. Ce n’est pas trop d’insister sur la question
fondamentale de l’interprétation du droit en Haïti. N’est-ce l’ambition même du
scientifique de viser à devenir effectif pour tous et à l’égard de tous, pour
répéter Mireille Delmas Marty, professeure au Collège de France ?
La justice est en Haïti infantilisée
L’ordre judiciaire en
Haïti est constitutionnalisé. La Justice n’est pas chez nous une autorité,
comme c’est le cas en France mais un pouvoir légitime. Avant l’adoption de la
Constitution de 1987, le pouvoir législatif était plus légitime que le pouvoir
judiciaire parce qu’il était issu du suffrage universel. La Constitution a
corrigé le déficit de légitimité qui a caractérisé le pouvoir judiciaire en
éliminant les paliers hiérarchiques de la démocratie entre les trois grands
pouvoirs de l’État. Malgré cette correction, le Pouvoir judiciaire n’est pas
toujours considéré comme un pouvoir légitime de la démocratie, à l’instar des
deux autres pouvoirs. Au contraire, la justice est infantilisée et traitée
comme un pouvoir mineur. Un pouvoir, qui selon plus d’un, doit être accompagné
jusqu’à l’âge adulte. Telle est la compréhension que le monde des magistrats
haïtiens en a jusqu’à présent.
C’est dans ce sens, et
contre la vision refondatrice de la justice amorcée par la Constitution, que la
loi de 2007 a institué un Conseil supérieur du pouvoir judiciaire coiffant
ainsi le pouvoir judiciaire et au sein duquel siègent les représentants des
organisations de la société civile. On accorde à des personnes qui ne sont des
juges le pouvoir disciplinaire de sanctionner des juges investis eux-mêmes de
la souveraineté nationale. Par quel raisonnement et artifice juridique est-on
arrivé à cette formule permettant aux représentants de la société civile
d’intégrer cette structure étatique ? Comment peut-on être à la fois de la
société civile et de l’État ? Cela ne pose-t-il pas un problème d’éthique, se
demande Me Wando, le savant juge, Doyen du Tribunal de Première Instance de
Jacmel ? C’est carrément du populisme juridique de mauvais goût. Un désordre
planifié, concocté et entretenu qui conforte les acteurs sociaux qui émargent
du maigre budget attribué à la justice.
Comment comprendre aussi
la multiplication des syndicats de magistrats au sein du pouvoir judiciaire ?
Ces associations de magistrats justifient-elles un renoncement au statut de
Pouvoir que la Constitution accorde à la justice ? Ou du moins nos juges cessent-ils d’être les
délégués de la souveraineté populaire ? Dans ce cas, ne faut-il pas revoir dans
notre vocabulaire juridique les concepts de pouvoir, de république et de
souveraineté nationale ?
Nous sommes en pleine
confusion. Notre système juridique national est confus. Cette confusion est
source d’anarchie et d’arbitraire des pouvoirs publics, ce qui est
préjudiciable tant aux juges qu’au simple citoyen. Elle met en cause le
principe de l’unicité de notre droit et celui de l’égalité des citoyens devant
la loi. Ce désordre traverse malheureusement tous les acteurs de notre système
judiciaire. Cette situation me préoccupe au plus haut niveau en tant que
chercheur solitaire. Dans le cadre de ma mission sociale de répéter le droit
sans complaisance, je me pose les questions suivantes: le Conseil supérieur du
pouvoir judiciaire est-il une instance administrative et disciplinaire ? À quoi
avons-nous véritablement affaire ?
La Justice haïtienne
a-t-elle même un sens en dehors de celui que notre Constitution lui donne ? Ce
sont des questions auxquelles j’ai essayé de répondre à maintes occasions,
chaque fois avec plus de clarté. Les premières séries de questions évoquées
plus haut font surgir une autre : le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire
incarne-t-il le pouvoir judiciaire ?
La question a cependant
son sens. Les critiques qu’on adresse au système judiciaire et les doutes qu’on
entretient sur la finalité, l’efficacité de cet organe administratif qu’est le
Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, sont trop nombreux pour qu’on n’y
prenne pas garde.
Le statut de la Justice dans la constitution
La Constitution haïtienne
définit Haïti comme une République et une démocratie. Aujourd’hui, il est admis
que la position d’une institution dans la hiérarchie démocratique dépend de sa
plus ou moins proximité au suffrage universel. Dans la conception de la
démocratie occidentale, les représentants du peuple acquièrent leur légitimité
par des élections directes ou indirectes. Dans une République démocratique, les
mandats sont nécessaires pour exercer le pouvoir et décider au nom de l’État.
La Constitution de 1987 résout ce problème en faisant du pouvoir judiciaire un
véritable pouvoir par l’établissement d’un mode de désignation des juges qui
garantit l’indépendance de la justice. Les juges sont, au même titre que les
représentants des deux autres pouvoirs, les délégataires de la souveraineté nationale.
Juger est un acte de souveraineté nationale. Les sentences sont rendues „au nom
de la République“, suivant la formule officielle consacrée en Haïti.
Hormis, les juges de la
Cour de cassation, ceux placés dans les cours et les tribunaux inférieurs se
trouvent à l’heure actuelle dans une situation d’illégitimité.
La création d’une École
haïtienne de la magistrature à la française ne peut remplacer la procédure
constitutionnelle de désignation des juges. La légitimité des juges issus des
assemblées n’entraîne pas la déprofessionnalisation de la Justice mais en
assure plutôt son caractère démocratique. L’ordre judiciaire haïtien étant
constitutionnalisé, quelle que soit la qualité de l’enseignement qui y est
dispensée, ajoute le Dr Mirlande H. Manigat, il ne résout pas la question
constitutionnelle du droit de proposition dévolu aux assemblées territoriales.
L’École de la magistrature reste, selon le Dr Guerilus Fanfan, « une école dans
l’école ». Quelque soit le doute qu’on aura à exprimer sur la capacité et le
sérieux de ces assemblées territoriales ou le mépris exprimé pour les gens
issus du peuple, la participation de ces derniers aux affaires publiques de
leur pays, est une exigence constitutionnelle et démocratique. Les juges ne
peuvent passer outre ces relais locaux et régionaux. Dans le cas contraire, la
justice n’est plus rendue au nom de la République mais à celui de l’Exécutif,
argumente Me Guerilus Fanfan, ancien Commissaire du gouvernement de la
juridiction de Port-au-Prince.
Notre conception de la
justice ne réside pas dans l’œuvre savante du juge mais dans l’intégrité de
celui qui est appelé à rendre la justice. On ne pouvait attendre que les
magistrats aient toutes les connaissances nécessaires pour décider sur un
litige. Les juges parfois découvrent la loi à l’occasion de la plaidoirie des
avocats, comme le soutient le docteur Josué Pierre-Louis, mais on réclame d’eux
une conscience pure et une ferme volonté de remplir leur devoir. Le savant
maître et ancien Juge à la Cour d’appel de Port-au-Prince croit qu’on peut
appliquer la loi sans pour autant rendre la justice. L’ancien patron de l’OMRH
estime comme moi que la loi n’est pas neutre : il y a toujours des forces
sous-jacentes au droit qui participent à son élaboration aussi bien qu’à son
application. C’est pourquoi, la justice s’incarne d’abord dans l’équité. Ce
principe qui permet de corriger les injustices dans la société.
Suivant l’article 173 de
la Constitution, le pouvoir judiciaire est exercé par les juges, détenteurs de
la souveraineté nationale non pas par le Conseil supérieur du pouvoir
judiciaire. Cette structure bureaucratique, de nature hégémonique, créée par la
loi de 2007 est en violation de l’article 173 de notre charte fondamentale. Le
juge, en tant que représentant du Pouvoir législatif ne peut être soumis à
aucune autre forme de direction intérieure ou extérieure. Il est de principe
que le pouvoir n’a pas de supérieur. Selon la théorie de séparation des
pouvoirs de Montesquieu, « seul le pouvoir arrête le pouvoir ».
La Cour de cassation devrait remplacer le CSPJ
La Constitution, en son
article 184-2, ajouté par le texte amendé, confie à la loi de préciser les
conditions d’organisation et de fonctionnement de cet organe mais les
prérogatives accordées à celui-ci doivent être en accord avec les normes
républicaines, démocratiques et constitutionnelles en vertu du principe de
l’unicité de l’ordre juridique national. La constitution donne à la Cour de
cassation la tâche d’en assurer l’empire.
Pour fabriquer la loi, le
législateur a besoin de principes rationnels et catégoriques, de théories, de
concepts, d’attributs et de variables pour penser juridiquement et examiner la
validité de la norme proposée par rapport à la norme fondamentale avant qu’elle
soit admise à l’intérieur du système juridique national.
Dans sa composition
actuelle, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire n’est pas une garantie de
l’indépendance de la Justice. L’intégrité des juges, leurs conditions de
désignation, leur salaire, les conditions générales de la magistrature sont les
garanties de l’indépendance de la Justice et la dispensation d’une justice
équitable.
La Cour de cassation
d’Haïti est la Cour suprême du pays. C’est elle qui devrait jouer le rôle du
Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. La gouvernance du pouvoir judiciaire
doit être exercée par les juges de la Cour de cassation. Cet organisme sera
destiné à assurer la discipline parmi les membres de la magistrature et le
fonctionnement de la justice. Pour sauvegarder
le principe démocratique et républicain exprimé par la Constitution de
1987, il convient de confier cet organisme aux juges. On ne peut être membre du
Conseil supérieur du pouvoir judiciaire si on n’est pas membre de la
magistrature. C’est comme pour le parlement : on ne peut sanctionner un
parlementaire, si on n’est pas membre du pouvoir législatif ? La Cour de
cassation doit continuer son contrôle de constitutionnalité des lois en
attendant la mise en place d’une Cour constitutionnelle.
Pourquoi la magistrature
haïtienne s’installe-t-elle confortablement dans un pouvoir judiciaire
totalement défiguré ? Pourquoi ce choix inspiré d’une absence d’éthique
professionnelle ?
Cette situation de
confort illégal dans lequel est logé le pouvoir judiciaire, favorise
l’hégémonie du pouvoir exécutif sur la justice. Cette situation place les juges
dans une situation périlleuse et est de nature à provoquer chez eux des
réflexes de survie. Ils doivent toujours faire la cour aux détenteurs du
pouvoir exécutif pour garantir leur position. La Constitution de 1987, en son
article 175, maintient les prérogatives du Président de la République en
matière de nomination des juges mais elles sont limitées par l’intervention
d’un organe du Pouvoir législatif (le Sénat) et des assemblées des
collectivités territoriales. L’indépendance d’un système judiciaire est
garantie par le mode de désignation des juges et le respect de la procédure, a
écrit Jacques Yvan Morin, professeur de droit constitutionnel à l’Université de
Montréal. Le respect de la procédure telle que tracée par la Constitution, est
fondamental pour assurer l’indépendance de la Justice et garantir la confiance
des citoyens dans le système judiciaire de leur pays.
Cela dit, le peuple est
pris dans un complot des forces conservatrices. Suppression de certaines
dispositions de la Constitution, comme ce fut le cas de celles relatives au
choix des membres du Conseil électoral permanent par les assemblées
départementales, mise en place des obstacles politiques visant à empêcher la
tenue d’élections des assemblées territoriales – voilà en quoi consiste le
complot des élites rétrogrades et réactionnaires pour entraver la participation
du peuple et de la paysannerie, ma classe, dans le processus politique de leur
pays. On oublie que c’est la paysannerie, le pays réel et que « tout le reste
est superficiel », comme le disait Dr. Louis-Joseph Janvier.
De la refondation de la justice
La Constitution de 1987,
de par son caractère démocratique et des idées qu’elle charrie, nous a mis sur
les voies de la refondation d’une véritable justice pour tous. Il ne fait aucun
doute que cette refondation se heurte à des résistances et des obstacles
farouches érigés par les tenants du système traditionnel. Mais il faut dénoncer
avec conviction et détermination les corrompus qui prennent l’appareil
judiciaire en otage. Cette refondation de la justice passe nécessairement par
la reforme du droit, par des parquets indépendants, par de véritables cabinets
de juges techniquement bien encadrés, par une véritable Cour de cassation
répondant à une composition multidisciplinaire. Cette Cour multidisciplinaire
est nécessaire et fondamentale pour le rayonnement de notre justice.
Le professeur français de
droit constitutionnel Georges Burdeau a rappelé que pour l’étude du droit, il
est nécessaire d’utiliser les enseignements de l’histoire, de la sociologie,
les données de la philosophie et jusqu’aux leçons d’une expérience personnelle
vécue.
En somme, le débat
soulevé sur la pertinence du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire dans sa
composition actuelle n’est pas inutile. On doit le faire, c’est une exigence
démocratique.
Après tout, dévoiler et
dénoncer une réalité qui est à l’œuvre, sert essentiellement à libérer
l’opprimé. Il s’agit de lui montrer comment les groupes dominants entendent
contrôler la justice dans le cadre des rapports de pouvoir en éliminant le
peuple dans tous les centres de décision. La participation du peuple dans les
affaires publiques de son pays, telle que consacrée par notre Constitution, n’a
été qu’un vaste mensonge et tromperie des élites. En dépit des luttes, les
énergies dépensées, force est d’admettre l’avènement de la démocratie n’a pas
eu lieu et l’indépendance de la justice reste au stade de combat.
Me Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel FDSE (UEH)
Professeur de
droit des affaires (UNIFA)
Doctorant en droit (UQAM)
Sonet43@Hotmail.com.