Un syndicat au sein de la force publique est-il compatible avec la sécurité
nationale de l’État ? Les policiers ont-ils le droit constitutionnel de se
regrouper en syndicat ?
Le point de vue de Me Samuel Madistin relatif à la création d’un syndicat au sein de la PNH est-il juridiquement fondé ? Le juriste Sonet Saint-Louis donne son avis sur cette question brûlante d’actualité.
Le droit est une affaire d’expérience différemment vécue par les avocats.
Cette attitude néfaste au sein de la
classe politique consistant à classer les avocats en « progressistes » et en «
réactionnaires », n’a d’autre objectif que de polariser la communauté juridique
nationale. Sont définis comme « progressistes » les avocats identifiés comme
étant « pour » le peuple et les « réactionnaires » seraient, eux, « contre » le
peuple. De telles attitudes peuvent détruire notre corporation en nous
réduisant au silence. On ne discute plus : la parole du droit est tue au profit
des slogans politiciens. Tout se passe comme si les hommes de loi devaient
désormais se soumettre au diktat des tenants d’une certaine idéologie
politique.
En effet, quand il s’agit de questions constitutionnelles, surtout celles
touchant la sécurité et l’ordre public, tout le monde est légitime pour en
parler mais pas avec la même autorité. Il me semble que les pratiquants du
droit constitutionnel détiennent une certaine prééminence sur les autres dans
le débat actuel. Aujourd’hui, le droit constitutionnel n’est plus un infra
droit ou un sous-droit mais un domaine du droit véritable auquel se rattachent
les différentes branches du droit. Comme l’a écrit depuis longtemps l’homme de
sciences, le professeur François Ost, la constitution est le temps des
fondations. Parlant de la fondation, le droit constitutionnel, disait le
professeur Vedel, devient le tronc sur lequel se rattachent toutes les autres
branches du droit mais en même temps les domine dans une certaine mesure
(Mirlande Manigat, Traité de droit constitutionnel haïtien, 2000).
La sécurité publique est une question d’intérêt général. Elle concerne
certes les vies et les biens des citoyens mais aussi les conditions de travail
de ceux qui s’en chargent : les policiers.
La situation des agents de la force publique est tellement précaire qu’il
est difficile de ne pas sympathiser avec eux. La sécurité publique est une
question nationale. Ceux qui s’en occupent méritent qu’ils évoluent dans des
conditions décentes. Tout le monde en convient. Et ce problème doit être résolu
maintenant. Nos policiers, nos infirmières, nos médecins, nos enseignants
méritent qu’on les traite avec respect et dignité. Ces catégories de
professionnels sont les plus importantes de la société.
Nous devons les soutenir dans leurs justes revendications parce que nous
dépendons d’eux. Ils souffrent déjà trop et on ne peut pas leur demander de
consentir d’autres sacrifices. Les citoyens doivent contraindre les pouvoirs
publics à corriger cette situation qui ne peut plus durer. Ces professionnels
sont à bout de souffle et à bout de tout. L’incompétence et l’insouciance de
nos gouvernants risquent de tout détruire. Changer la vie du peuple doit être
une priorité pour nos dirigeants. En effet, les gouvernements ont été établis
sur la base du suffrage des citoyens pour garantir les droits de ces derniers à
la vie et au bonheur. Nos représentants ne peuvent pas passer à côté des buts
pour lesquels ils ont été élus. Mais comment faire justice aux policiers, aux
professeurs, aux professionnels de la santé en leur donnant un salaire décent
quand le
pays est en cessation de production, quand il n’y a pas de croissance
économique ni création de richesses ? Comment réaliser tout ceci sans réussir
le pari de la stabilité politique, sans professionnaliser la classe politique
haïtienne ?
L’idée de former un syndicat au sein de la police est un signal lancé par
les agents de la force publique aux autorités constituées pour leur signifier
qu’ils vont mal. Très mal.
Que dit l’article 35-3 de la constitution ?
Mais au-delà de ces frustrations légitimes, collectivement partagées, les
policiers, agents de la force publique, peuvent-ils se regrouper en syndicat
pour défendre leurs justes revendications ?
Au-delà de la sensibilité collective qui se dégage sur les conditions de
travail des policiers, il faut questionner le fondement juridique à la base de
cette démarche.
À ce sujet, les opinions se divergent et se contredisent. La question est
sérieuse et je profite de l’occasion pour condamner l’ignorance et le populisme
juridique qui règnent dans le débat actuel autour de la question. Cette
ignorance est si forte et si généralisée qu’elle atteint aujourd’hui les
intellectuels et les hommes et femmes de science. « Le peuple a toujours raison
». Mais dans quelle mesure peut-on admettre que le peuple, parce qu’il détient
la souveraineté, a toujours raison ? Les hommes et femmes de science
doivent-ils se plier à sa volonté ?
Je dénote une absence de rigueur et de sérieux dans les prises de position de nos lettrés. Le populisme envahit toutes les disciplines scientifiques en Haïti. À la recherche des faveurs populaires, de la popularité et peut-être par un souci sincère de justice sociale (on peut leur concéder ça), nos intellectuels se font de plus en démagogues en répandant des paroles insensées dans le public. À mon avis, ils sont beaucoup plus dangereux pour le corps social que les ignorants arrogants. C’est pourquoi je conseille à mes confrères de faire attention aux opinions qu’ils émettent dans le public car ils sont perçus comme les porteurs de la parole du droit.
Dans les prises de position de beaucoup de confrères, je constate qu’il y a
dérapage et escalade. Cette situation est constatée non seulement dans
l’enseignement du droit et dans l’édition de la règle de droit mais aussi dans
son application. Le cas de se demander ce que deviendra l’université dans dix
ans en Haïti. Il y a donc de quoi à s’inquiéter en constatant la solidité du
pacte de l’ignorance qui existe dans notre société.
Revenons à la question initiale. Les policiers ont-ils le droit
constitutionnel de se regrouper en syndicat ? Que prévoit la Constitution en
matière de liberté syndicale ?
L’article 35-3 se lit comme suit : « La liberté syndicale est garantie.
Tout travailleur des secteurs privé et public peut adhérer au syndicat de ses
activités professionnelles pour la défense exclusivement de ses intérêts de
travail. »
La Charte de 1987 introduit aussi en son article 263 la notion de Force
publique qui se compose de deux corps distincts : les Forces armées d’Haïti et
la Police nationale d’Haïti. Cette Constitution précise en ses articles 269 et
269-1 que la police est un corps armé et que son organisation et son
fonctionnement sont réglés par la loi.
La police tout comme l’armée, est un corps hiérarchisé. Dans une telle
structure, il y a une unité de commandement et des paliers hiérarchiques (voir
les articles 264-1 et 270 de la Constitution). Dans une telle structure,
l’ordre vient d’en haut et le subalterne a le devoir d’obéissance exigé dans
tout corps hiérarchisé. Cette soumission doit être spontanée ou bien on
l’impose par la contrainte. On ne conteste pas l’ordre du chef, à moins qu’il
soit manifestement illégal. Mais le soldat ou le policier a-t-il la qualité
pour apprécier un ordre manifestement illégal venant de son chef ? (affaire
Tadic TPIY).
L’ordre constitutionnel et international prévoit les conditions de dérogation,
de limitation et de restriction à certains droits, notamment le droit syndical
au sein de certains corps.
Si les prescrits de l’article 35-3 autorisent les agents de la Force publique regroupés au sein de la Police nationale à créer un syndicat, ceux des Forces Armées d’Haïti peuvent jouir aussi de cette même prérogative. Or, les forces armées et la police ont été instituées pour garantir la sécurité intérieure du pays et défendre le territoire contre d’éventuelles menaces provenant de l’extérieur. Cette fonction qui est dévolue à la Force publique contraste avec la liberté syndicale. Il y a aliénation de ce droit au profit du principe de la sécurité nationale.
Il faut analyser le contexte de la loi
Le droit est un ordre, un tout cohérent. On n’analyse pas une disposition
constitutionnelle par segment. Une telle entreprise exige qu’on élargisse le
cadre de l’analyse au-delà du strict commentaire des textes. D’où l’importance
de faire une analyse du contexte de la loi qui avait donné naissance à la
Police nationale. Sans cet examen, il sera difficile de comprendre
l’organisation et le fonctionnement de cette institution, telle que prescrite
dans la loi du 29 novembre 1994 portant création, organisation et
fonctionnement de la Police nationale.
La Police a été instituée après le bannissement de l’Armée nationale. Elle
n’a pas été créée à côté des Forces armées mais pour se substituer à celles-ci.
Ce qui lui donne un statut singulier, particulier contrairement aux autres
polices du monde. Les biens de l’Armée et ses ressources humaines et
matérielles ont été transférées à la Police. L’Armée n’existait que de nom
avant d’être remobilisée par le Président Jovenel Moise en 2017. L’Académie
militaire était devenue une académie de police. Les casernes occupées par la
nouvelle force de police ont été, elles, transformées en commissariats. La
police remplit ainsi toutes les tâches qui étaient réservées autrefois à
l’Armée, telle que par exemple la surveillance des frontières terrestres,
maritimes et aériennes de la république d’Haïti.
Le contexte de la création de ce corps fait qu’il est difficile de le
comparer avec la police de Montréal, de New York ou à celle de Paris. Ce sont
des comparaisons imprudentes qui traduisent une méconnaissance de l’histoire et
des faits qui ont donné naissance à la Police nationale d’Haïti. La
méconnaissance de l’histoire est un obstacle à la connaissance du droit et à la
connaissance tout court. L’examen du contexte de la loi est important pour la
comprendre et pour l’interpréter (Danielle Pinard, La connaissance d’office des
faits sociaux en contexte constitutionnel, 1997, Université de Montréal)
Pendant plus de deux décennies, la Police nationale a été la seule force
publique opérant sur toute l’étendue du territoire national. Elle
surveille nos frontières, nos côtes et
nos espaces aériens. Donc, elle remplit des tâches relevant de la sécurité
nationale.
Le principe de sécurité nationale rime très mal avec l’existence d’un
syndicat au sein des forces publiques. Notons toutefois que le concept de
sécurité nationale est flou. (voir Le flou du droit de Mireille Delmas Marty,
1986). On n’explique pas le concept de sécurité nationale : on l’invoque
souvent pour justifier la Raison d’État.
Un effort législatif à faire
Je conclus que toute idée avancée ou position juridique doit être démontrée sous le double éclairage de la réalité de la loi et du texte. La police est un corps hiérarchisé dont la mission est d’assurer la sécurité et l’ordre public. De par ses fonctions et ses tâches, ce corps diffère des autres corps de métiers du secteur public. La Constitution fixe le cadre général de l’organisation de l’État mais ne réglemente pas tout. En ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement de la Police nationale, il faut se référer à la loi du 29 novembre 1994 portant création, organisation et le fonctionnement de la police nationale, les règlements et le code de la déontologie de ce corps. Il ne peut pas y avoir un syndicat au sein de la police si la loi ne l’autorise pas.
Le droit des agents de la Force publique de se regrouper en syndicat est aliéné pour les motifs de sécurité nationale. L’article 35-3 sur lequel s’appuient l’éminent avocat et Professeur de droit constitutionnel Me Monferrier Dorval et le docteur Frandley Julien pour affirmer que la police nationale peut se regrouper en syndicat, est pris et interprété hors contexte. La compréhension de la loi renvoie souvent au contexte de son adoption, à un ensemble d’a priori, de principes et des données permettant d’expliquer la réalité.
Le problème se trouve donc au niveau de la déstructuration de l’État d’Haïti à travers le démantèlement de l’armée, pour répéter le colonel Himmler Rebu. C’était une décision irréfléchie. On n’abolit pas une armée nationale sur le fait qu’elle avait commis des coups d’État contre le pouvoir civil. Les armées des pays d’Afrique et de l’Amérique étaient reconnues parmi les plus sauvages du monde mais grâce à des réformes sérieuses, elles ont été transformées et mises au service de la démocratie et de l’État de droit (Leslie Manigat).
Comme, je l’ai souligné, du fait que la Police nationale d’Haïti a été créée pour remplacer l’Armée d’Haïti, elle cumule les fonctions de l’ordre public et la sécurité nationale. Ces tâches conférées à la police nationale furent une manœuvre politique de la gauche haïtienne pour écarter définitivement l’Armée comme force publique.
Il convient d’ajouter cependant que depuis le rétablissement de l’Armée, aucun effort législatif n’a été fait pour revoir ses règlements, la loi portant création, organisation et fonctionnement de la Police nationale ni pour déterminer les relations de travail devant exister entre ces deux forces publiques. Ce sont des faits sur lesquels nos futurs législateurs, j’espère, prendront position.
Le débat autour de la création d’un syndicat au sein de la Police nationale est capital et je suis heureux de compléter, pour le public, les remarques de Me Samuel Madistin. Il me plaît, en terminant ce texte, de dire à mon confrère Madistin, de demeurer dans le droit, dans l’élitisme du droit et de la connaissance et de maintenir la constance intellectuelle, la bêtise passera. Par-delà des pulsions démagogiques et populistes, je souhaite que la communauté juridique nationale reste un espace de lumière dans cette grisaille qui enveloppe le pays.
Toutes mes sympathies à Me Samuel Madistin !